Re: Esmé Selwyn
ce message a été posté Dim 10 Fév 2013 - 20:15
Paris – 13 février 1903 « Le prologue »Le spectacle était magnifique. Toutes ces couleurs, cette musique, ces personnes, à la fois si semblables et si différentes. Et ce public, charmé par tant de maîtrise, leurs regards bovins scotchés sur la scène où les Artistes se mouvaient avec application.
Phileas sourit. Cynique. Tous ces moldus floués par de si faibles prestidigitations, par de pauvres acrobates sans saveur, par des bêtes à peine plus dangereuses que des Bollas.
C’était le cinquième Cirque qu’il visitait et c’est définitivement le pire.
Il ne prit même pas la peine d’attendre la fin de la pénultième représentation pour s’en aller. Il en avait suffisamment vu.
« Qu’est-ce que ces balivernes, Selwyn ? » bougonna Florent, un de ces plus vieux amis, quand il le rejoignit un peu plus tard dans un vieux troquet de la capitale.
« Tu passes tes soirées dans des divertissements pour … Moldus ? Pour pouvoir monter ton propre Cirque ? Sorcier, qui plus est ! Mais qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi, Phileas ? »Florent était complètement décontenancé. Et son Interlocuteur, lui, ravi. C’était la première fois qu’il révélait son projet et il aimait l’effet que cela avait produit sur le petit fonctionnaire du Ministère Parisien avec qui il avait collaboré pendant près de quinze ans.
Devant son mutisme, ce dernier commença à s’agacer.
« Est-ce que tu te rends seulement compte de la folie de cette entreprise ? Des risques que cela comporte ? Si j’ai bien compris, tes parents n’ont déjà pas grande affection pour toi, alors quand tu vas leur annoncer ça … Ils vont te renier, te déshériter ! Tu deviendras un traître à ton sang, le paria de ta caste ! Sans compter que nul ne s’intéressera à ce genre de divertissement. La magie, les sorciers la pratiquent tous les jours, alors pourquoi se rendraient-ils dans ce genre de lieu ? Vraiment, Phileas, tout ceci est voué à l’échec. Renonce tant que tu le peux encore. Ne prend pas de risques inconsidérés. »A nouveau, le silence. Et le jeune homme qui continuait de sourire, portant son verre à ses lèvres d’un air rêveur. Florent s’inquiétait réellement. Il se demandait si, une fois rentré en Angleterre, son ami ne devrait pas faire un tour à cet hôpital, là, Sainte Mangouste. Peut-être même pouvait-il lui faire intégrer un établissement ici, à Paris … Car il en était certain, il n’avait plus toute sa tête.
Il allait reprendre son petit discours lorsque Phileas l’interrompit dans son élan en se décidant enfin à ouvrir la bouche.
« Je te le garantie, mon ami. Dans dix ans, jour pour jour, Londres résonnera des bruits de mon triomphe. »~
Londres – 13 février 1913 « L’ouverture »Dix ans. Oui, toute une décennie.
Dix ans pour trouver les fonds, ce qui signifiait un emprunt colossal à Gringotts, lui qui avait été jeté à la porte. Vilain petit canard de la vieille famille Selwyn. Plus aucune famille, ni honneur, ni fortune.
Dix ans de regards en biais, de messes basses et de mines dégoutées. Paria des sang-purs. Oublié des dîners et des galas. Dos tournés de ses plus vieux amis de Poudlard, de ses plus anciens collègues du Ministère.
Dix ans de portes claquées au nez, de rires moqueurs et d’ignorance crasse.
Dix ans de tour du Monde, de démarchage pour trouver la perle rare, de nuits dans des contrées lointaines et reculées, de journées dans des jungles et forêts hostiles, de semaines à braver les froids polaires du nord et de l’est.
Dix ans à écouter aux portes, à visiter orphelinats et asiles.
Dix ans de représentations à la sauvette, de négociations, d’appartements miteux, de bars douteux, de comptes tirés par les cheveux et de fournisseurs réticents.
Dix ans à encaisser, sans broncher, l’immense tournant qu’il voulait faire prendre à son existence.
Dix ans à construire, pierre par pierre, tenture par tenture, une entreprise que chacun disait vouée à l’échec.
Phileas Selwyn, héritier déchu, devenu « le Bouffon des Bas-Fonds ».
Mais il avait tenu bon. Pas une seule fois il n’avait douté. A aucun moment il ne s’était laissé distraire par les médisances et les remarques acerbes, par tous ces bâtons qu’on tentait de lui mettre dans les franges du balai pour le déséquilibrer.
Ce soir, il allait prendre son envol. Ce soir, le Bouffon deviendrait Roi.
On frappa à la porte. Une jeune fille à la frimousse avenante entra alors que Phileas ajustait son haut-de-forme, admirant une dernière fois son reflet dans la psyché.
« Monsieur Selwyn ? Les guichets vont ouvrir. Nous n’attendons plus que vous. » l’informa-t-elle, un petit tic sur sa lèvre inférieure trahissant sa nervosité.
Phileas hocha la tête et la suivit. Bientôt, il put humer l’air frais de ce mois d’hiver rigoureux, se tenant bien droit dans son costume rayé de bleu et de noir, le faciès fardé de blanc, de gigantesques as de pique mangeant son grand regard d’acier. La même couleur que celle de son inébranlable volonté.
Alors qu’il traversait le camp de roulottes aux couleurs chatoyantes, il observa le chapiteau dont il portait les couleurs s’agrandir à mesure jusqu’à ce qu’il pénètre à l’intérieur. L’agitation était à son comble. Les trente artistes qu’il avait engagé, dirigé et formé trépignaient d’impatience. Les quelques bêtes dont il s’était fourni tournaient en rond dans leurs cages, fébriles.
Enfin, il rejoignit le cœur du chapiteau, bien droit dans l’obscurité de la scène, les mains jointes sur ses lèvres. Ici, plus un bruit. Plus que Phileas le Bouffon et ses pensées.
Brusquement, les portes s’ouvrirent et les projecteurs s’allumèrent pour éclairer les tribunes. Un premier couple entra. Puis deux. Une femme. Un homme. Deux femmes. Deux hommes. Des groupes entiers. En quelques minutes, plus aucun siège ne fut libre. Les murmures se l’assistance curieuse retentirent jusqu’aux oreilles du Forain qui, toujours menton baissé, paupières closes, écoutait.
Il écoutait les rumeurs de la fin de son calvaire.
Les lumières s’éteignirent sur le public, le plongeant dans le noir total. Un spot bleuté les remplaça, au centre de la scène, révélant l’étrange et macabre Maître de Cérémonie. On retint son souffle.
« Mesdames, Messieurs, ce que vous allez voir ce soir, c’est l’histoire d’une magie qui vous dépasse. » commença-t-il, rompant l’absurde silence.
« Mesdames, Messieurs, ce que vous allez découvrir ce soir, dans toute sa splendeur et sa magnificence, n’est que les prémices d’une fable unique, maîtresse de vos sens, impératrice de vos peurs les plus profondes. »A nouveau des murmures. Puis, un cri bestial provenant des coulisses. Ou peut-être était-ce à côté d’eux ? A proximité de chacun ? Du plus profond de leur être ?
« Bienvenue au Chimeria Horror Show ! »Sa voix mourut alors que le hurlement se fit encore plus profond et qu’il disparut pour laisser la place aux premiers Artistes, perchés tout là-haut sur un fil, à vingt mètres, prêts à sauter dans le vide, entre deux cercles de flammes véritables.
Des cœurs manquèrent plusieurs battements à cause d’une respiration saccadée, des yeux ne surent plus où regarder, des oreilles furent envahies par une musique apocalyptique, des mains s’accrochèrent à des sièges à la recherche d’une réalité à laquelle se raccrocher, des lèvres se mordirent jusqu’au sang pour se prouver qu’ils étaient toujours bien en vie.
Voilà tout ce que Phileas put voir, ressentir et vivre durant l’intégralité de tout ce premier show, alors qu’il observait le public. Son public. Celui-là même qui se leva dans un bel ensemble, une heure et demi plus tard, pour ovationner tant de talents, tant d’innovation.
Malgré la peur, malgré l’incertitude des prochaines minutes, malgré l’emprise des chimères sur leurs egos surdimensionnés, ils avaient aimé. Pire, ils en redemandaient.
Saluant une dernière fois en compagnie de sa troupe, face à cette assistance effervescente, Phileas sut qu’il avait réussi. Croisant le regard de Florent, seul à être resté à ses côtés pendant tant d’années et qui se tenait debout au milieu des tribunes en frappant dans ses mains, un sourire incrédule sur les lèvres, le Selwyn lui adressa une question silencieuse :
« Que disais-tu à propos de prendre des risques, mon ami ? »~
Bureau du Directeur - 29 janvier 2021 « La décision »Ils étaient là, tous les trois, dans ce bureau où ils s’étaient tant de fois réunis. Les antiques affiches continuaient de se mouvoir sous leurs regards déterminés.
« Combien en reste-t-il ? » interrogea Esmé, confortablement installée dans le fauteuil de son père, les jambes ballotant nonchalamment sur l’accoudoir.
« Un seul. Bill prend le train ce soir. » répondit Thanatos, lui-même faisant les cent pas dans la pièce, l’air soucieux.
« As-tu réussi à convaincre Mimi et Charmelle ? »« Rien à faire, elles refusent. Elles ne reviendront pas sur leurs décisions. » répliqua sa sœur en soupirant.
Ce qu’ils s’apprêtaient à faire était périlleux. Plutôt, d’une dangerosité extrême. Pourtant, les deux membres restant de la troupe de Forains les suivraient dans leur entreprise, quoi qu’il en coûte.
La plupart avait préféré partir soit le soir de la bataille, soit dans les jours qui avaient suivi. Petit à petit, le Chimeria s’était vidé de sa substance, lasse des perquisitions, des interrogatoires et des soupçons. Mais aussi poussés par les Selwyn eux-mêmes qui avaient fait le nécessaire pour que leurs employés puissent aller se reconstruire une vie ailleurs, loin de l’agitation londonienne, à des années lumières de cette existence chaotique.
Le public lui-même n’était plus au rendez-vous.
En cent huit ans d’existence, le Cirque avait connu des hauts et des bas mais jamais une telle déchéance.
Eux qui avaient tant fait, pendant plus d’un siècle, pour assurer cette pérennité, se voyaient envahis par des étrangers, spoliés, soupçonnés et, ils le savaient, étroitement surveillés.
Si jusqu’ici ils l’avaient toléré, ce n’était pas sans raison.
Beaucoup d’un devait être persuadé que l’éternel opportunisme des Héritiers du Chimeria les poussait à faire des courbettes devant l’envahisseur afin de redorer son blason. Après tout, les spectacles continuaient, adaptés en conséquence. Black Swan continuait d’effectuer ses arabesques en souriant, de présenter ses quelques Fauves restant avec la même ferveur, Charmelle de se percher sur sa roue, Salomon de diriger, Mimi de prodiguer ses soins en cas de blessure … Comme si de rien n’était.
S’ils savaient.
Le vieux Directeur debout près de l’âtre crépitant adressa un regard empreint de gravité à ses deux enfants survivants.
« Demain. » dit-il simplement.
Thanatos cessa son ballet nerveux et Esmé s’arracha à la contemplation de ses ongles pour croiser l’œillade assurée de Salomon.
Aucune réplique. Ils se contentèrent d’acquiescer.
Le moment était venu.
~
Chapiteau - 30 janvier 2021 « La destruction »Thanatos fumait tranquillement une cigarette au centre du chapiteau. Assis sur l’estrade, il contemplait l’œuvre de plusieurs générations.
Les tribunes vides appelaient au public, les coulisses à l’agitation, la scène à la démonstration.
Il sourit aux souvenirs de trente et une années de vie passées entre ses tentures bleues et noires et se dit qu’elle avait été bien remplie. Il se fit également la réflexion qu’il n’aurait pu imaginer mieux et que Phileas serait fier d’eux, de tout ce qu’ils avaient accompli.
Et même de ce qu’ils s’apprêtaient à faire.
Car tout ce qui l’entourait était né de ce que son grand-père avait eu le courage d’abandonner.
L’Hydromancien en était certain, il n’aurait pas lui non plus hésité une seule seconde.
Le jeune homme se leva pour s’approcher d’un tas placé non loin des pans de tissu du chapiteau. Celui-ci était composé d’objets de toutes sortes : costumes, anciennes chaises de gradins, vieux journaux à la Une pour la gloire du Chimeria …
Chaque chose avait été choisie avec soin, pour ce qu’elle représentait, pour ce qu’elle signifiait.
Il tira une dernière bouffée de la cibiche avant d’en examiner le foyer d’un air songeur.
Puis d’une pichenette, il envoya le mégot encore brûlant se perdre dans le fatras luisant d’alcool qui s’embrasa instantanément. Les flammes commencèrent à lécher les tentures pour remonter vers la coupole, emportant tout sur leur passage, sous l’œillade admirative de Thanatos.
« Frangin, maintenant je comprends mieux cette fascination que tu avais pour cet élément. J’espère que tu apprécies l’hommage. » murmura-t-il pour lui-même, un étrange sourire aux lèvres, avant de se détourner.
Peut-être que de là où Hypnos se trouvait, il assistait au spectacle du chapiteau et de ses environs qui s’effondraient, grinçants et hurlants dans la nuit, dévasté par le feu, précipité dans l’abîme d’une destruction irréversible.
Peut-être approuvait-il le fait que sa famille ait décidé, pour la première fois, de se mêler à une Guerre qui n’était pas la leur. Grâce à lui. A cause de ces stupides américains.
Peut-être ne s’étonnait-il pas de voir son Jumeau disparaître pour rejoindre les quatre autres membres restant de la troupe sur le chemin de Pré-au-Lard et embrasser une cause qui les concernait si peu à peine un mois auparavant, quittes à détruire le Chimeria et tout ce qu’il contenait.
Peut-être.
Mais tout ce qui importait réellement, c’était que ce terrible spectacle était la sortie parfaite pour une entreprise qui n’avait jamais su faire dans la demi-mesure.
Et tandis que l’incendie parvenait aux yeux et aux oreilles des londoniens, les Selwyn, accompagnés de Charmelle et de Mimi, négociaient leur entrée dans le territoire Mangemort, prêts à sacrifier une grande partie de leur fortune, leur liberté et même leur vie pour récupérer ce qu’ils avaient perdu ce soir de décembre. Ce que tous les Mangemorts avaient perdu.
Comme Phileas, petit à petit, ils allaient reconstruire.